Cunégonde était une jolie mouette. Elle avait élu domicile au sommet de la Tour Eiffel. Elle aimait rester là, des heures durant, à contempler la plus belle ville du monde. Le spectacle n'était jamais tout à fait le même. A certaines heures, le monument s’embrasait dans un crépitement d’étincelles. La nuit, un grand pinceau lumineux tournait à sa cime dans le ciel parisien. Parfois, les toits de Paris renvoyaient une teinte chargée de grisaille. Lorsque le soleil brillait, la pierre des immeubles semblait dorée comme la baguette du boulanger. Sur son perchoir de géant, Cunégonde vivait heureuse. Dans un silence apaisant, elle y était à l'abri des humains et de leurs facéties. C'est du moins ce qu'elle croyait jusqu'à ce qu'elle en aperçoive un escaladant la Tour Eiffel en direction du sommet.
Intriguée, Cunégonde prit son envol. Ailes déployées, elle plana autour de l'homme en traçant de larges cercles. Imperturbable, celui-ci poursuivit son ascension, seul et à mains nues. L’oiseau avait entendu parler d’un fou qui grimpait le long des immeubles pour faire l’intéressant et éprouver des sensations fortes. Elle n’y avait cependant jamais cru jusqu’à ce jour. Alors que tout se passait bien, le pantalon de l’homme se coinça dans une poutre. Il chercha à le libérer mais n'y parvint pas. En fait, pour décoincer son pantalon, il aurait dû utiliser ses deux mains. Ceci était impensable car, en lâchant ainsi prise, il serait tombé. Bien seul face à son exploit manqué, l'homme commença à désespérer. A mesure qu'il fatiguait, il percevait toute l'absurdité de la situation. Il ne voyait pas d'autre issue qu'une chute mortelle. L'idée de périr aussi bêtement l'inondait de tristesse et le faisait rager. Il eu beau appeler, crier, hurler, personne ne l’entendit.
Percevant la détresse du malheureux aventurier, Cunégonde décida de lui trouver du secours. Elle plongea vers le vol, entre les quatre pieds de la Tour Eiffel. De nombreuses personnes y faisaient la queue pour prendre un ascenseur. Elle tenta d’attirer leur attention en virevoltant près d’eux. Malheureusement, elle ne parvint qu’à les agacer ou à faire peur aux enfants. Cunégonde tenta également sa chance auprès des marchands de journaux et de friandises, sans plus de succès. On la chassa en agitant chapeaux, cannes et parapluies.
En cherchant de l’aide, elle s’éloigna progressivement du monument. Sur le quai, face à la Seine, elle vit un vagabond solitaire. Elle voleta autour de lui afin d’attirer son regard vers l’homme en détresse. Au début, le clochard maugréa, supposant que Cunégonde en voulait à son repas. Enfin, peut-être plus enclin à saisir une vérité impensable que les gens normaux, il comprit ce que l’oiseau tentait de faire. Un peu saoul, il se leva difficilement et s’approcha en zigzaguant de trois policiers qui patrouillaient. Au début, ils pensèrent qu’il racontait n’importe quoi. Les policiers le connaissaient bien et savaient à quel point il pouvait inventer des balivernes. Cependant, comme il insistait en pointant du doigt le haut de la Tour Eiffel, il finirent par remarquer l’homme prêt à tomber. Les policiers appelèrent immédiatement les pompiers qui arrivèrent très vite dans leur beau camion rouge. Ils secoururent l’amateur d’escalade, penaud et à bout de force. Celui-ci ne sut jamais grâce qu’il devait la vie sauve à une mouette obstinée et un clochard.